38ème fil: La malédiction des femmes ne t’inquiète pas.
Nous arrachions des racines, quand j’ai buté sur une souche. Derrière, il y avait un nid, imagine-toi, une bécasse avec ses poussins! Elles ont essayé de fuir, mais nous n’avions pas mangé d’animaux depuis si longtemps que nous n’allions pas les laisser échapper ! Nous sommes rentrés, fiers, la fille portait deux petits, le garçon deux autres, et moi la mère et un petit. Toi, tu ne marchais pas encore, tu étais resté avec Maman. J’avais perdu la lame que je portais dans ma ceinture, la lame pour couper les joncs, pour tailler la peau des chèvres, pour peler les racines, pour trancher le cordon ombilical, pour tout. Ma mère, qui m’avait toujours passé le couteau dans la ceinture, qui me posait la main sur l’épaule parce que j’étais la plus grande, m’a battue. J’étais la cause de notre perte.
Les barbares sont revenus, ils ont pris les chèvres. Plus de chèvres. Plus de couteau. Il y a eu moins à manger, à cause de moi. L’homme a disparu. Ne pars pas, je t’en supplie. Les enfants qui étaient venus avec l’homme sont morts, de maladie, de faim. ? Il y avait si peu à manger depuis que j’avais perdu le couteau, et son ventre était gros, suçant sa chair. Quand les bandits arrivaient sur leurs chevaux, ils partaient avec elle dans la clairière. Elle me disait, ne regarde pas, mais j’avais déjà tellement vu. Ils me prenaient aussi parfois. Après, au moins, ils nous donnaient quelque chose, un morceau de fromage, des pommes, un peu de grain. Tu ne comprenais rien, mais je partageais avec toi. Quand son ventre grossissait, j’avais peur. Je savais ce qui l’attendait. Ses grognements me réveillaient. J’ouvrais les yeux. C’était toujours la nuit. Je ne voyais rien. Je l’entendais qui bougeait, qui croassait comme une corneille. On ne doit pas faire l’oiseau, elle aurait dû savoir. Dès que le jour entrait, je voyais ses yeux fous dans son visage, sa poitrine, son ventre qui se serrait. Ses bras battaient l’air, comme si elle voulait s’envoler. La malédiction des femmes, tu ne t’en soucies pas. J’avais peur, j’avais peur, mais elle ne me voyait plus. Son corps s’ouvrait, le sang coulait, je pensais qu’elle allait se vider, et le bébé sortait, comme une crotte. J’aurais préféré qu’on le laisse, qu’on le jette sur le fumier. Elle le prenait sur son ventre, elle le frottait. Un bébé à nourrir, à surveiller, à soigner, mais pourquoi n’arrêtait-t-elle pas d’en faire ? Ses membres malingres portaient à grand peine son gros ventre. Ses os perçaient, ses gencives ont lâché les dents, ses yeux ont jauni. Que ferais-je sans elle ? Quand elle est morte, le bébé dedans bougeait encore sous la peau du ventre. J’ai traîné le corps dehors, avec le bébé dedans, loin, aussi loin que j’ai pu, mais j’étais trop petite pour l’enterrer, tu m’attendais, mon petit frère chéri. Je l’ai recouverte avec des branches et des feuilles, j’ai fait de mon mieux, tant pis pour les loups, les renards, les chiens, les corbeaux, et je suis rentrée te prendre. Il ne restait que toi. Nous ne pouvions pas rester seuls dans la grotte. Ne pars pas. Je t’ai porté dans mes bras. J’aurais pu te laisser, j’aurai pu te mettre sous les branches et les feuilles, avec Maman et le bébé qui cognait dedans. Tout aurait été plus facile. Je ne savais pas où nous allions. Nous avons mangé des racines, des herbes. Tu ne te rappelles pas ! Nous avons trouvé une hutte vide dans la forêt. Je savais déjà chercher les châtaignes et les glands. Plus tard, je suis partie travailler aux champs d’une ferme fortifiée, pour te nourrir mieux, jusqu’à ce que tu soies en âge de m’accompagner. Alors ne pars pas, reste avec moi. Nous te trouverons une femme, je te promets, tu auras des enfants, des beaux, des forts comme nous. Je vous aiderai. Je mangerai peu, je travaillerai dur, tes enfants seront mes enfants. Ne pars pas.
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