35ème fil: La terre brûlera et la mort n’existera plus.
En ville, ma mère vivait des hommes. Elle savait lire, danser, chanter. Elle m’a appris, mais j’ai oublié. A quoi nous serviraient ces charmes? A la campagne, ce n’est pas un bon commerce, les hommes préfèrent ne pas payer. Nous travaillons aux champs, toutes courbées, à sarcler ce coteau, avec le soleil qui nous brûle la nuque.
Mon enfance me semble une fantaisie maintenant, que je n’ai rêvée que pour souffrir davantage de la réalité. Ma mère jouait avec moi, elle me poursuivait, pour me couvrir de baisers et de chatouilles lorsqu’elle m’attrapait. Comblée, je riais aux éclats, je lui rendais ses caresses au centuple. Parfois, par frivolité, elle se moquait de ma gaucherie et je me fâchais. Joie, affection, colère, tout comme les bibelots de nos antichambres, appartenaient à la ville, je ne les ressens plus, je ne sens plus rien. Je travaille pour manger et je m’occupe de toi, parce c’est ce que font les mères. Regarde les vaches, elles prennent soin de leurs veaux, les chiennes de leurs chiots, et même les vilains corbeaux nourrissent leurs oisillons avant qu’on ne les cloue sur les portes. Tu feras de même, car la vie d’oisiveté et de plaisir dans laquelle la grande ville se vautrait n’était qu’un songe passager.Nous naîtrons, nous nous accouplerons, les bébés sortiront les uns après les autres, nous vieillirons et nous mourrons. Et nous travaillerons la terre du matin au soir, parfois même la nuit, jusqu’à la fin, quand notre corps sera descendu dans un trou. Le prêtre m’irrite lorsqu’il dit que ce sera différent un jour, que la terre brûlera et la mort n’existera plus et nous serons récompensés par une vie sans souffrances. Je préfère ne pas y penser.