32ème fil: Notre père connait le bonheur d’être mort
Un matin, ma mère est venue me chercher dans le lit où je dormais avec mes soeurs. J’ai avancé tout doucement, j’avais peur qu’il ne se réveille. Un sanglot a grimpé dans ma gorge, m’empêchant de respirer. Dans son visage tout gris, sa bouche à demi ouverte révélait l’intérieur de sa bouche, rose vif comme les tissus de fête teints à l’atelier. Ses cils aussi semblaient plus longs. Ma mère lui a posé la main sur la joue. Elle s’est tournée vers moi, elle m’a souri.
– N’aie pas peur, il est avec notre seigneur. Viens. Aide-moi.
Elle lui a défait ses habits. Ma mère a toujours su ce qu’il fallait faire et où et comment. Il me suffisait de l’imiter pour que je n’aie plus peur, que je ne souffre plus, que tout soit à sa place. Je l’ai aidée à soulever mon père, pour retirer le tissu qui était coincé sous ses fesses. Il était poilu, mais ça ne lui servirait plus à rien. Son sexe m’a fait peur. C’était la seule partie du corps qui avait encore l’air vivant. Maman a plongé un chiffon dans l’eau savonneuse, puis elle l’a tordu. Les gouttes sont retombées dans la cuvette en faisant une musique. J’ai nettoyé du visage les impuretés qu’avait laissées la vie. Maman a commencé par laver les pieds, jusqu’à ce que nos mains se rejoignent autour du nombril de son ventre décharné. Il était encore jeune. Mais la maladie avait vieilli son corps, on voyait le squelette sous la peau. Bientôt, il n’y aurait plus que les os. On enterre les morts et dix ans plus tard, on ressort les restes.
Ma mère et moi avons nettoyé ceux de mon père. Toi, tu le feras pour moi, quand je quitterai le monde ici-bas. S’il reste beaucoup de tendons et de peau, le mort n’est pas encore arrivé au ciel. Nous devons l’aider. Nous prenons les os, et nous les frottons avec du sable. Le crâne aussi, qui a abrité l’âme avant de la relâcher. Quand les os sont dégagés de tout reste de chair, nous les enduisons d’huile aromatisée au laurier et au basilic, parce que ces herbes tiennent à distance les démons. Ensuite, nous les descendons dans l’ossuaire. Trois autres familles étaient aussi venues confier leur défunt à l’ossuaire, et Maman a officié. Des torches illuminaient la cérémonie. Les os, ainsi que les crânes, sont empilés sur les deux côtés du sous-terrain, les reliques des uns indiscernables des autres. Quelque aient été leurs vies, qu’ils aient souffert, qu’ils aient été riches ou pauvres, dominants ou dominés, il ne restait plus que la senteur de leurs actions saintes. L’air était riche de toutes les âmes qui avaient choisi le salut. Maman pria dieu d’accepter les morts qui souhaitaient trouver le repos éternel dans son royaume. Toutes les autres fidèles faisaient cercle autour d’elle, le visage transfiguré par ses paroles. J’étais fière.
Ensuite, un jeune homme est arrivé avec un agneau qu’on a tué dans un baquet, pour rappeler la promesse du seigneur à son prophète. Quand il a été dépecé et vidé, chacun a découpé un petit morceau au poignard et l’a donné à manger à son voisin. Puis nous avons lavés le sang de nos mains dans l’eau d’une source souterraine. La cérémonie accomplie, la famille qui avait apporté l’agneau l’a remporté pour le rôtir. Nous aurions pu aller au festin. Mais nous sommes rentrées et nous avons eu un petit bol de lentilles chacune, avec un petit morceau de lard, car nous n’avons pas besoin de plus.