4ème fil: Mon père bavait dans la cendre
Assises devant le seuil au soleil de midi, elles lançaient des poignées de lentilles dans un bol. La mère, tout en éliminant les petits cailloux qu’elle reconnaissait à leur mélodie, tentait de distraire sa fille:
Sa bave tombait dans la cendre du foyer, dessinant des étoiles, des volutes de fumée, des entrailles d’oiseau. J’essayais de les comprendre, parce qu’il ne parlait pas. Non, il ne parlait pas. Ma mère lui donnait des tâches simples, écosser des haricots, carder la laine. La plupart du temps, il s’y refusait. Ha! Assis sur son tabouret bas toute la journée, il avait la panse rebondie comme un potiron. Il ne nous reconnaissait pas. Mais tu transpires! Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu avais trop chaud? Regarde, je t’ai tressé des feuilles de figuier, qui te rafraîchiront de leur douce haleine ! Ma mère nous racontait que, jeune, notre père avait été comme les autres hommes. Tss tss. Mes frères et soeurs la croyaient, mais elle mentait, ma mère, je ne la blame pas.
Moi, ça m’était égal que les gens se moquaient de Papa. J’aimais rester à la maison pour le surveiller pendant que Maman s’occupait des bêtes. S’il y en avait, je brûlais les parfums que Maman achetait aux marchands ambulants et qu’elle cachait avec ses pièces d’argent. Tu sais, on les utilise pour purifier la maison les jours de fêtes. Nous aimions l’odeur, mon père et moi. Comme la prêtresse quand elle officiait, j’invitais les esprits divins à descendre dans notre maison. Papa regardait vers le plafond, il s’attendait à voir apparaître une déesse. Je levais les bras et je psalmodiais. Il m’imitait, sauf que les mots n’y étaient pas. Je devais me retenir de pouffer. Maman rentrait, elle criait :
– Qu’est-ce que tu fais encore? Ne sois pas cruelle avec ton père.
J’éclatais de rire. Ma mère se calmait, parce qu’il avait l’air content. Pour une fois, il s’était levé de son siège, une lueur s’était allumée dans ses yeux. Puis, il renonçait, tombait sur son tabouret, le regard dans les braises. Alors je jouais avec le cabri.
Au moins, il ne battait pas sa femme comme les autres hommes du village. Il ne m’interdisait rien. Les hommes, les vieux surtout, disent, une fille obéit, une fille se tait, une fille baisse les yeux, ne te comporte pas comme une bête fauve. Ils doivent te quereller aussi, je les connais, ils sont pires que des étourneaux. Crâ crâ crâ. Quand ces vieux grognons m’avaient particulièrement exaspérée, je cachais des noyaux d’olives dans leurs sandales et des ronces dans leurs vêtements. Ensuite, j’attendais derrière un buisson qu’ils aient fini de se baigner. Ils rageaient en enfilant leurs sandales et leurs vêtements. Ils savaient que c’était moi. Ils criaient :
– Satanée enfant, enfant maudite, si nous t’attrapons !
Mais moi, j’étais déjà loin.
Elle avait délaissé sa tâche, les yeux sur les collines derrière le village, mais la petite fille continuait, inlassablement, penchée sur son bol : averses après averses de lentilles, cailloux après cailloux.
Hello Arabella, c’est mon histoire préférée, celle du père et de cette fillette rebelle, c’est triste et doux. A un moment j’ai pensé à ce film turc avec quatre filles, “Mustang”, la plus jeune se révolte contre la loi des oncles et des pères… J’ai parcouru les images aussi. Bonne idée les dessins qui renvoient à d’autres images et peintures. Voilà pour mon petit feed-back.
Merci, Nadine. J’ai entendu parler de ce film “Mustang”, maintenant je vais le regarder. Je lis beaucoup pour ce travail, de l’histoire, de la psychologie (“Entre mère et fille: ravages” est extraordinaire), toujours à la recherche de nouvelles inspirations!
J’ai vu Mustang, en présence de la réalisatrice et les jeunes actrices en plus, j’ai adoré! Merci!