27ème fil: la mère ambitieuse
Nous entrions dans la belle demeure de notre protectrice, on nous montrait l’antichambre. D’autres protégés attendaient. Elle m’avait fait friser, m’avait habillée de mousseline, fardé le visage. Je m’asseyais, je devais rester tranquille et l’écouter. Pour passer le temps, elle se plaignait de tout. Rien n’était assez bon. Les esclaves étaient grossiers, les denrées trop chères, les citoyens mal défendus des indigènes insoumis. Notre père n’avait pas assez d’avancement. Il méritait mieux. Nous méritions mieux. Elle se lança dans une histoire fumeuse sur nos origines patriciennes.
– Dans les annales du gouverneur dont ma mère gardait une copie dans son écritoire, il y avait des rapports qu’elle me lisait parfois. L’un racontait qu’à l’époque des troubles, il y a bien longtemps, avant qu’ils ne fassent exiler tous les indigènes, une jeune femme d’une grande famille patricienne abrita un jeune chef rebelle, par amour. Ils étaient les deux beaux et grands, et de noble stature. Capturé, le jeune homme fut supplicié jusqu’à la mort comme un bandit de grands chemins. La jeune fille, d’un courage héroïque, recueillit son corps pour l’ensevelir de ses propres mains. Peu après, dans le plus grand secret, une petite fille naquit que la famille noble força la jeune femme à abandonner. Ignorante de ses origines, elle fut élevée dans la misèrepar une vieille femme inculte. Tu portes le même prénom que cette jeune femme rebelle. Tu comprends, on nous escamoté notre patrimoine ! Mieux vaut ne pas en parler, mais maintenant que nous avons les moyens, nous allons y remédier, toi et moi. Le plus important, c’est que tu fasses un mariage avantageux, puisque nous ne pouvons partir en conquête comme les hommes qui ont vraiment tous les avantages. Demain, nous irons offrir un sacrifice, puis nous ferons venir le tailleur pour qu’il te fasse de beaux habits, la masseuse pour qu’elle te forme le corps. Et je me battrais de toutes mes forces pour que tu aies une dot suffisante, qui te revienne si ton mari meurt. On te respectera mieux. L’argent fait le bonheur. La sécurité aussi, et une bonne position sociale, tu verras. Ah, c’est notre tour. Tu te rappelles bien ce que nous avons répété?
Une fois introduite dans le salon de ma marraine, ma mère changeait de ton.
– Comme vos meubles sont élégants. D’où vous viennent ces merveilleux tissus ?
– Ils faisaient partie d’un chargement de l’orient qu’un navire de notre flotte a apporté. Un de ceux qui ont échappé aux pirates, aux tempêtes, aux douaniers !
Elle ricanait. Ma mère l’imitait.
– Qu’apportait-il d’autre ? demande ma mère.
– Comme d’habitudes, épices, parfums, tissus, bois précieux.
– C’est vrai que vos parfums sont exquis.
Ma mère se tournait vers moi, elle me secouait le bras. C’était mon tour. Je crachotais :
– Chère marraine. Comme vous êtes belle et, et, et distinguée et gracieuse. Votre langage a… Votre, euh…
– Oui ? dit la dame.
Je voyais bien qu’intérieurement, elle se moquait de moi et de ma mère. J’avais honte.
– Votre language a…
– A la tournure, soufflait ma mère.
– Votre langage a la tournure des, des, des plus beaux poèmes du poète, tout de. Tout de perles. Et de coquillages nacrés.
J’y étais arrivée. Ma mère me caressait la tête. La dame éclata de rire.
– Comme tu sais bien réciter, ma filleule. J’espère que tu t’enorgueillis d’autres dons tout aussi remarquables, il en faut pour trouver un bon époux.
Elle se tourna vers sa servante:
– Faites donner des friandises à l’enfant. Et un coupon de soie grège.
– Comme vous êtes bonne, aussi bonne que belle, reprenait ma mère, infatigable. Si vous pouviez intercéder en faveur de mon mari, comme vous avez vos entrées chez tous les puissants de la terre, nous vous serions si reconnaissants.
Nous allions aussi nous prosterner devant la tante de mon père, et ensuite le beau-frère de mon oncle. Toute la journée, elle me traînait de maison en maison, couvertes de fard et de fragrances, avec nos cadeaux, nos compliments, nos habits criards.
Et pourtant, elle arriva à ses fins, je l’admets. Elle réussit à faire investir mon père. Nous déménageâmes dans la demeure officielle. Nous eûmes plus d’esclaves et de serviteurs, on nous rendait visite, on nous apportait des cadeaux, on nous faisait des compliments hyperboliques. Elle trônait. Elle prit encore du poids. A l’époque, et tant qu’elle a vécu, son comportement ne provoquait que honte et rancune chez moi. Maintenant, je pense avec elle avec tendresse, particulièrement pour ses petites faiblesses. Et puis, elle était vive et joyeuse. Elle m’aimait. Au milieu de tout ce fatras d’ambitions, de fanfreluches et de pacotille, il y avait un coeur affectueux.
Son bonheur n’a pas duré longtemps, car elle s’est tout de suite s’inquiétée que mon père ne perde sa position. L’empereur n’admettait pas, c’était bien connu, qu’un procurateur ne contrôlât absolument sa province. Lorsque mon père rentrait le soir, blanc de fatigue, au lieu de le laisser se reposer, ma mère l’assaillait de questions, de conseils, de recommandations. Je ne sais pas si ces intrusions angoissées aidaient mon père.Peut-être. Cette charge qui exigeait de la stratégie et de la diplomatie ne lui convenait pas, il aurait préféré rester à son poste subalterne où il n’avait pas à redouter chaque matin de se faire destituer ou assassiner avant le coucher du soleil. Heureusement, ton père n’est pas aussi impliqué en politique. Le commerce est une activité plus stable, lorsque la situation économique et sociale le permet, et qui ne requiert pas autant de servilité. Et nous pouvons profiter de nous instruire, de nous cultiver en lisant et en écoutant des poètes et des musiciens.