15ème fil: Une grand-mère venue d’ailleurs
Grand-mère n’était gentille avec personne sauf avec moi. Elle ne savait pas qu’il faut être gentille, parce qu’elle venait d’ailleurs. J’ai ses yeux étroits, son nez plat, ses cheveux épais, qui sont restés noirs jusqu’à la fin, alors que maman avait déjà des fils blancs. Même ma peau n’est pas aussi claire que mes sœurs. J’ai reçu le pire de mes ancêtres parce je suis jaune et maigre comme grand-mère, mais elle était toute petite, au moins. Cette lignée inconnue, dans une contrée que je ne connaissais pas, j’y appartenais plus que mes sœurs. Ma mère me mesurait des pieds à la tête avec ses mains. Elle disait :
– Les femmes trop grandes ne trouvent pas de maris. Et tu es maigre et laide, en plus. Si au moins tu étais gentille, mais tu mens et tu agis à la dérobée.
J’aimais rendre visite à Grand-Mère dans ses chambres. Elle ouvrait son coffre en bronze pour moi. Ça sentait l’ailleurs. Les tissus étaient lourds et brodés de piécettes d’argent. Des crânes de bouc, des poissons, des arbres ornaient les bijoux. Quand on avait tout enlevé, au fond du coffre, gisaient trois poignards. Pointus, aiguisés, joyeux. Je les convoitais plus que tout.
Grand-Mère prenait plaisir à m’enrouler dans ces étoffes, à m’encercler le cou et les chevilles de lourdes chaînes, à me passer un poignard dans ma ceinture d’or martelé. Au lieu d’être entravée, je me sentais plus légère ! J’avais envie de courir loin, loin sur les plaines inconnues que Grand-Mère avait parcourues enfant. Elle se tapait les cuisses de me voir toute déguisée. De joie, elle me faisait galoper autour de sa chambre en glapissant ses mots gutturaux, car elle ne parlait que peu notre langage. Je m’imaginais alors parmi ces femmes qui, d’après les poètes, vont à la guerre pour ravir leurs maris, capturent leurs esclaves, travaillent le métal, tranchent la viande, se tranchent le sein. Elles se réunissent en conseil, alors que les hommes restent à la maison à garder les enfants et filer la laine. On raconte même qu’elles prennent leur plaisir lorsqu’elles chevauchent leurs montures ou leurs époux. Chut. Chut.Et, juste au moment où j’avais tout oublié de notre demeure et de ses murs implacables, que j’attaquais un cercle de tentes aux franges de pourpre, que je terrassais un à un les guerriers ennemis et que je m’emparais de coffres débordant de butin, Maman arrivait, le chignon en désordre. Elle criait. « Enlève-moi ces hardes tout de suite ! » Elle m’arrachait mes habits, puis m’emmenait de force, sans un regard pour Grand-Mère qui reprenait sa place habituelle, sur un petit tapis à même le sol, à regarder les flammes du brasier.
Le coffre en bronze dans le placard, et tout ce qu’il contient, sera à toi quand tu te marieras.
En prime
Alors que les Amazones sont mythiques dans une certaine mesure, les femmes guerrières ont réellement existé, particulièrement chez les Scythes.