6ème fil: La maladie, la guerre, le bracelet
Elle chuchota des incantations, pour ne pas attirer l’attention des démons, en le nouant autour de mon poignet. Puis elle me dit:
“Prends-en bien soin, ne joue pas avec les brins. Chacun a été filé par une aïeule, qu’elle a tressé avec un de ses cheveux. Il te protégera.”
Tous les autres enfants se sont couverts de pustules nauséabondes, sauf moi. Certains mouraient, ceux qui survivaient avaient des trous gros comme des nombrils dans la peau. Ma mère aussi, le visage tout noir, est morte couchée dans sa diarrhée. Mes premières dents de lait venaient tout juste de tomber. J’enviais les autres enfants : avec leurs vilaines cicatrices, ils n’avaient pas eu à perdre leur mère. J’aurais préféré que la mienne garde le bracelet.
Et puis nous avons eu la guerre, ou peut-être était-ce en même temps, je ne suis pas sure. Un jour, les soldats sont arrivés, sans que nous sachions qu’ils approchaient. Ils ressemblaient à des dieux, habillés de métal, avec leurs armes inconnues et leur langage étrange. Ils étaient différents de nos pères, parce qu’ils étaient plus grands et ne suivaient aucune loi. Ma grand-mère a essayé de me cacher, mais ils m’ont trouvée et fait subir leur violence virile. Mes frères étaient partis se réfugier dans les montagnes avec les autres jeunes hommes du village, mais mon père, ils l’ont tout de suite tué, parce qu’il n’était pas assez vieux. Et mon oncle, et le fils du voisin qui avait mon âge. Ils ont transpercé mon père et mon oncle avec leur sabre, mais le petit garçon, ils l’ont égorgé comme un cochon.
La vie quotidienne que nous avions toujours connue m’a été arrachée. Les soldats partaient, puis revenaient, puis repartaient. Le sang coulait, les maisons brûlaient, les champs étaient dévastés. L’intérieur des gens qui, par volonté divine, est normalement caché, déversait partout ses chairs sanguinolentes, sa graisse, ses organes violacés. Des tibias et et des côtes et des mâchoires et des crânes d’hommes et de femmes et et d’enfants et de nouveaux-nés, au lieu de ceux des chèvres, jonchaient les chemins. J’aurais tout donné pour retrouver le monde de mon enfance, qu’avaient broyé les rois depuis leurs cités lointaines. A ton âge, je n’avais plus ni mère ni père, ni mes frères qui ne sont jamais revenus.
Ton père te cherche un mari. Tu es habile et belle, il faut espérer que ton mari soit bon et sache y faire, et ne te batte pas souvent. S’il ne t’emmène pas trop loin, je pourrai te rendre visite pour te consoler. Alors, je diviserai le bracelet et t’en nouerai la moitié autour du poignet, pour que ta soeur ait l’autre moitié.
Regarde comme ce fil du bracelet est clair et bien serré, mais celui-ci est lâche, une paresseuse sans doute, parmi nos aïeules. La laine que tu files aujourd’hui, fine et régulière, nous en prendrons un brin et nous l’ajouterons aux autres. Nous y joindrons un de tes cheveux que nous t’arracherons dans la douleur et le sang. Un peu de notre peine, un peu de notre travail y est mêlé parce que c’est ce qui fait survivre notre lignée. Au lieu de faire porter le bracelet à ta soeur aînée, je l’ai gardé, pour que vous ne grandissiez pas sans mère. Tu protègeras tes enfants par tes soins et, quand ta chair sera tombée de tes os, au fond de ta tombe, ton ouvrage continuera à veiller sur ta descendance, fille après fille après fille après fille, plus loin que toi et moi nous puissions regarder, au-delà des royaumes et des poèmes.