30ème fil: Mariage à la sauvette
Nous sommes arrivés chez mon grand-oncle le matin. Nous étions en fuite depuis longtemps, craignant à chaque étape que mon père ne soit reconnu par un ancien subordonné. Toute la famille nous a accueillis, du moins ceux qui avaient survécu aux dernières hostilités. Mon petit-cousin auquel j’étais promise m’a plaqué sur la tête une tresse de rubans tout froissés. Nous ne nous sommes même pas reposés, mon père nous a mariés sur le champ. Mon grand-oncle avait rassemblé à grand peine quelques denrées grossières. Après avoir mangé, nous avons dormi toute la journée, tant nous étions fatigués. Mes parents sont repartis le soir même, avec mes frères et soeurs. Je ne les ai jamais revus. Jamais. Je n’ai jamais eu de nouvelles.
Reprends le fil plus bas, fais vite, il faut que nous finissions ce velum ce soir. Mon petit cousin, je l’avais connu quand nous étions enfant et que le monde n’avait pas encore basculé dans le chaos. Alors que ses parents usaient de bonté et de sagesse, lui me faisait peur parce qu’il tuait les rouges-gorges avec une catapulte, et il jouait à faire la bête féroce déchirant des prisonniers dans l’arène. Il ne m’a pas traitée avec moins de cruauté. Il disait que, mauvaise épouse, je le méritais, puisque je ne le satisfaisais pas. Il est mort peu après ta naissance. Et ensuite, j’ai épousé le gérant. Il te bat. Il me bat aussi, mais moi, j’ai l’habitude. Nous ne pouvons pas partir, où irions-nous ? Nous aurions faim, mais ce n’est pas ce qui me fait le plus peur. Nous serions des vagabondes exposées à tous les dangers. Ici, nous avons un logement, même si nous ne jouissons que de deux pièces sans chauffage, nous avons un nom, les gens du pays nous connaissent, ils savent qui nous sommes. Tu pourras te marier un jour. Le pays est si peu sûr que, si nous n’appartenions pas à mon époux, nous risquerions de finir esclaves. Il faut que tu obéisses, ne le regarde pas dans les yeux, fais-toi petite, discrète. N’essaie pas de me protéger, surtout.