24ème fil: Tu n’épouseras pas un indigène!
J’aurais aimé rester dans notre ville si belle. Notre maison était luxueuse, avec ses grandes pièces carrelées, son patio regorgeant de plantes, ses salons en enfilade aux sofas moelleux, ses cuisines, ses celliers, ses ateliers grouillants d’esclaves. Ma mère était belle et sage, avant qu’elle ne meure, trop jeune. Nous allions rendre visite à ses parents, nous partions en croisière, nous participions aux fêtes sacrées, la vie était si douce, ma fille, si douce. Quel malheur que mon père ait été envoyé en garnison, et que nous ayons dû venir dans cette province sans agrément où des rébellions risquent à chaque moment d’éclater. Si nous n’étions pas venus ici, tu n’aurais pas rencontré ce jeune homme. Je n’aurais jamais dû te laisser aller à cette cérémonie religieuse. Si j’avais su.
Tu as souvent pu en faire à ta tête, même enfant, comme si tu étais un garçon. Ton père avait de l’indulgence pour tes folies. Au lieu d’apprendre le travail de la laine, tu le suivais sur ses fermes ou aux tribunes, à écouter les discours des politiciens. Cette vie sans chaînes t’a mal préparée à ta condition de femme ! Je peux essayer d’intercéder auprès de ton père, ma chérie, mais comment fléchirais-je sa volonté ? Non seulement l’homme que tu aimes est indigène, mais on chuchote qu’il fait partie des rebelles. Le rôle principal de ton père dans sa position est de lutter contre l’insurrection. C’est simplement impossible que vous vous épousiez, ton père se ferait sans doute immédiatement dégrader. Si au moins tu pleurais, mais les éclairs que jettent tes yeux me font peur. Attends, attends. Je sais que tu ne veux pas entendre ce que j’ai à dire, ma petite fille. Tu es grande et belle et accomplie, mais pour moi, tu es encore la petite fille aux petits bras dodus qui se jetait par terre et mordait les tapis quand on la contrariait. Si tu rejoignais cet homme, et ton père fera tout pour t’en empêcher, quelle vie mèneras-tu ? L’amour ne dure pas toujours, c’est un mirage de la jeunesse, me répétait ma mère. Tu ne serais ni dans un monde, ni dans l’autre, une exilée de l’intérieur. Et si tu sacrifiais tout pour le suivre et que ton mari se désintéressait de toi ? Regarde autour de toi : après quelques enfants, les hommes ne s’inquiètent plus de leurs femmes. Ils conquièrent des royaumes, creusent des canaux, érigent des temples, prononcent des lois. Et puis, si ce jeune homme fait vraiment partie des rebelles, il risque d’être arrêté, tué même. Ma chérie, écoute ta mère, sois raisonnable, c’est pour ton bien. Hélas, comme toutes les filles, tu penses que tu as raison et Maman tort. Si tu devais partir loin de moi pour être heureuse et que je ne devais jamais te revoir, je t’encouragerais à suivre ton destin. Mais dans ce futur que tu te souhaites, je ne vois que des souffrances.
J’adore comme on devine le contexte à travers quelques indices disséminés ici et là dans le texte. Très bien écrit comme d’habitude, bravo !
Et belles illustrations de et par Berthe Morisot…
Merci, Eve, tes commentaires m’encouragent à continuer ce labeur de coureur de fond! Surtout parce que c’est effectivement mon but, d’indiquer le contexte sans le préciser parce que ces femmes n’avaient que peu d’emprise sur lui. Elles le subissaient plutôt qu’elles ne le modelaient comme pouvaient le faire les hommes. Tu m’inspires aussi avec tes histoires de femmes (https://histoireparlesfemmes.wordpress.com) et la régularité avec laquelle tu les partages avec nous, c’est vraiment impressionnant.