13ème fil: La navette, la journée
Maintenant, regarde bien. J’utilise deux navettes ou plus, si je veux entrelacer plus que deux couleurs. Au début, quand tu apprends, tu n’utilises que deux navettes à la fois, tu peux changer plus tard dans le tissu. Tu commences avec du blanc et du rouge et ensuite tu ajoutes le bleu et tu retires le rouge, par exemple. Dans notre famille, nous n’utilisons pas plus de trois couleurs à la fois, par sobriété. Après le tissage de l’après-midi, tu vas voir que le feu de la cuisine brûle toujours bien. Pour préparer le repas du soir qui est toujours simple, une galette avec des olives et des oignons, un peu de raisin, tu fais le compte de ce qui reste en vivres. Tu sauras si les serviteurs et les esclaves se servent derrière ton dos. Il faut que tu te rappelles exactement d’un jour à l’autre combien il restait d’huile, de céréales, d’olives, de miel, de vin. Si une denrée touche à sa fin, tu préviens ton mari, à moins que tu n’aies un intendant, cela dépendra de vos moyens. Après le repas, les enfants font leur toilette, pour se débarrasser de la poussière de la journée. Cette toilette se fait dans la cour, avec l’eau de la fontaine pour ne pas mouiller l’intérieur. Il faut qu’ils soient nus et la servante et toi leur versiez de l’eau sur la tête. N’oublie jamais, même si tu es fatiguée, même s’ils se plaignent, de chanter la prière de l’aspersion pour que l’eau lave les peines et les fatigues, au lieu d’emporter leurs forces. La journée se répète pareille tous les jours, sauf quand il y a une naissance, ou une mort. Ou la guerre. Maintenant, échange la navette pour l’autre, tu la passes sous cinq fils, puis tu reprends la première. Ensuite, à chaque rang, tu la prends un fil plus loin pour que le motif soit de biais. Après le repas, les enfants vont dans leur chambre pour la nuit. Toi, à moins que tu ne sois allée aux bains, tu te reposes. Les pauvres se couchent à la tombée de la nuit, mais nous avons des lampes et des bougies. Parfois, votre repas sera agrémenté par un musicien que ton mari aura engagé. Tu ne peux jamais te refuser à ton mari. Dès qu’arrive le moment où des rapports seraient impurs, tu envoies une servante le lui annoncer. J’ai entendu dire que certains hommes traitent leur femme avec délicatesse, ils tiennent à ce qu’elles se plaisent à leurs caresses, mais la plupart réservent ces jeux à leurs courtisanes et prennent leurs femmes comme on se brosse les pieds à la porte de la maison. Il doit t’honorer au moins trois par mois, c’est la loi. Nous trouvons plus de plaisir auprès des femmes que de nos maris, parce qu’elles savent mieux. Il ne faut pas te nettoyer le soir après la visite de ton mari. S’il vient le matin, c’est différent, il faut bien que tu te laves le matin. Mais le soir, tu ne te nettoies pas, sinon la grossesse risque d’être compliquée. Tu restes au lit bien tranquillement, jusqu’au matin. Tu utilises le pot de chambre avant que ton mari vienne, mais pas après. Ma sœur avait mangé une galette mal fermentée, elle s’est levée pendant la nuit pour aller sur le pot, mais comme son mari lui avait rendu visite, elle a eu une mauvaise grossesse et l’enfant est mort-né. Quand tu te lèves le matin, tu vas vérifier que la servante a bien rallumé le feu, et surtout qu’elle a enlevé les cendres d’hier, sinon le feu brûlera mal toute la journée. Tu te laves pendant que ton mari et les enfants dorment encore. Tu prends une serviette propre chaque matin, tu la trempes dans l’eau fraîche et tu te frottes le visage et les mains et les pieds. Tu prends une autre serviette pour l’entrejambe. Ce sont les pauvres qui ne se lavent pas ou qui réutilisent les chiffons. Ta toilette du matin enlève les effluves nocives de la nuit et te prépare pour la journée. Les servantes cuisent les bouillies et les galettes, mais toi, tu apprêtes des mets plus délicats, surtout si tu as des invités, comme les pâtisseries que je t’ai apprises ou les pâtes de fruit. A moins que tu n’aies une bonne cuisinière, mais elles sont difficiles à trouver et coûtent cher. Tu pourrais faire une bande d’une couleur unie, et ensuite, nous ferons repartir le biais de cinq fils dans l’autre sens. Parfois, je regarde sur des tissus que j’ai reçus, ou je me rappelle les motifs que m’a montrés ma mère. J’en invente aussi, mais toujours selon notre tradition. Il y a des villes où on tisse des images du monde, des silhouettes de guerriers, de chevaux, de temples. Mais, nous, nous pensons qu’il est présomptueux de représenter sur nos habits les images des hommes, des dieux et des animaux qui sont à leurs places dans les temples ou sur les vases. Nos motifs nous viennent de nos ancêtres les dieux quand il n’y avait encore ni hommes ni femmes, et que seuls les dieux tissaient, et il faut continuer à les utiliser. Ils servent à nous protéger des maladies, des accidents, des mauvais sorts.
Après les préparatifs du repas du matin, tu t’occupes des enfants. S’il y a plus d’un enfant, une nourrice peut t’aider. Tu les aides à s’habiller, à se coiffer. Tutu leur apprends les noms des choses, tu leur apprends le maintien noble. Tu leurs montres les petites tâches quotidiennes qu’ils doivent accomplir, comment mettre leurs sandales, nouer leur tunique, tu leur apprends les secrets du monde, que la lampe à huile brûle, que les saisons changent et reviennent, que les hommes nous dominent et les femmes restent à la maison.
Nous ne savons pas. Peut-être qu’une faction ennemie prendra de l’influence et que nous perdrons tous nos biens, nous vivrons dans des guenilles et mendierons notre nourriture. Peut-être qu’il y aura une attaque de brigands. Une famine. Une guerre. Dans notre cité, les hommes font toujours la guerre. Nous, dans nos maisons, nous ne pouvons qu’espérer que les batailles se fassent au loin et que notre armée soit victorieuse. Nous ne pouvons rien y changer. Mais, jour après jour, tu peux tisser dans ton ouvrage de ta personne, comme tu tisses le quotidien avec ces tâches qui reviennent mais auxquel parfois tu ajoutes un motif inattendu, quand tu chantes à un enfant au milieu de la nuit parce qu’il a eu un cauchemar, ou tu cuis un petit gateau de sésame pour ta fille qui viens de perdre sa première dent. Au bout du rang, fais repartir la navette en sens inverse mais sans tordre le fil. Le fil doit toujours être au repos, ni tordu dans un sens ni dans l’autre, sinon il devient hostile et finit par nouer. Il ne faut pas de nœuds, on saura que tu n’es pas une bonne épouse s’il y a un nœud au milieu d’un rang. Les fils doivent être égaux rangs après rangs sans que rien ne dérange leur alignement. Les hommes rapportent des trophées, discutent, écrivent des livres, fomentent des rébellions, et meurent comme un navire sombre dans la mer obscure, sans jamais semble-t-il accomplir tout ce qu’ils désirent.
Nous devons trouver notre accomplissement au fil de notre tissage, quand nous n’avons pas eu un seul noeud dans le tissu, quand nos enfants ont survécu à une maladie grâce à nos soins. A l’heure la plus chaude, les enfants se reposent ainsi que toute la maisonnée, sauf le serviteur qui garde la porte et la cour, mais il se couchera plus tôt le soir, sinon il s’endormira pendant la garde de l’après-midi. Après la sieste, les garçons vont voir le maître qui leur apprendra à lire, écrire et compter.Ensuite, ils vont se promener pour apprendre la ville où ils rejoignent leur père. Pendant ce temps, tu travailleras avec les filles, les plus petites peuvent carder la laine. Aux autres, tu apprends d’abord à filer puis à tisser et enfin à broder. Broder est plus facile que tisser. Bien filer est difficile aussi, mais c’est un art sans noblesse et nous employons une servante pour notre laine, une servante habile qui ne doit pas demander trop de prix pour son travail. Parfois nous achetons aussi la laine ou le lin déjà filé. Apprendre à tisser est un long travail. Et c’est ainsi chaque jour, tu recommences rang après rang.