Prologue
Nous étions les seuls à manger du maïs en épi et nous célébrions Noël le 25 au lieu du 24. Nous ignorions l’explication toute simple de ces singularités: notre mère était américaine. Un jour, bien avant qu’elle ne vienne en Suisse, elle avait pris une machette et coupé sa vie en deux. Avait-t-elle opéré ce schisme en un jour ? Un mois ? Une année ? Mon père qui l’a rencontrée à 20 ans, en savait à peine plus que nous. Elle avait déjà changé son nom, ne voyait plus personne de sa famille, ni aucun ami d’enfance. Elle ne leur écrivait pas, ne leur parlait pas, n’en parlait pas. C’est ainsi que nous la connaissions. Née le jour de ses vingt ans. Toutes questions sur son passé tabou. Cette loi du silence avait sans doute déjà été instaurée, avant que, la cadette de la famille, je songe à poser des questions. Même les amis de mes parents semblaient connaître et respecter le tabou.
« Elle doit venir d’Angleterre puisqu’elle parle anglais et qu’elle va souvent seule à Londres. » chuchotions-nous lors de nos conciliabules secrets. Elle nous envoyait de magnifiques cartes postales du British Museum, sur lesquelles elle écrivait des mots doux qui ne nous convainquaient pas, puisqu’elle préférait s’absenter qu’être avec nous.
« Elle a raconté qu’elle était allée à la plage, elle devait habiter près de la mer.» raisonnait ma soeur. « Elle a parlé d’une bonne d’enfants. » j’ajoutais. « Non. » « Si.» Une grande maison victorienne, un peu délabrée, battue par les vents, donnait sur des dunes couvertes de ronces, et derrière les volets de cette villa, le grand secret, le grand mystère devait rester celé à nos regards. Si elle faisait la moindre allusion à son passé, nous nous figions sur place, nous prenions l’air de rien, dans l’espoir que, par inadvertance, elle s’abandonnerait à des confidences.
Le jour de l’audience, le cœur battant, nous nous sommes assises dans le salon, à intervalles réguliers devant ma mère. J’avais vingt-deux ans. Toute mon enfance, j’avais élaboré des fantaisies sur son passé et maintenant, sur le point d’être informée, je n’étais plus si sûre que je voulais savoir. Elle s’est mise à raconter. En une ou deux heures, on ne relate pas toute son enfance. Ce narratif de son passé se serait normalement construit au jour le jour par ce qui nous a tellement manqué: en absorbant des petites anecdotes touchantes ou comiques, des récits sur cette grand-mère que nous n’avions jamais rencontrée, en regardant ensemble des albums de famille, en rendant visite à sa parenté.Nous avons posé quelques questions, comme on avance une main pour caresser un chat sans savoir s’il va griffer. Ma mère narrait ces événements poignants qui l’ont amenée à couper tout lien avec sa famille, comme un notaire lisant un testament parmi tant d’autres. Il m’est revenu à moi de souffrir pour ma mère. Non seulement la douleur de ma mère, mais celle de ses petits frères et soeurs, celle de sa mère qui allait disparaître avant que je ne la rencontre, comme s’il fallait que toute cette peine cascade le long des générations pour s’écouler par
la vanne de mon imagination. Je me suis mise à recréer les épisodes béants dans le récit de sa vie, et ceux dans celui de sa mère. Puis je suis remontée à mon arrière-grand-mère, la célèbre Carlotta, qui semblait à la source de toute les calamités familiales. Cette femme, qui était affectivement un monstre, que pouvait-elle avoir vécu dans son enfance ? Je n’avais plus de raisons de m’arrêter, et passée cette aïeule cruelle, j’ai voulu aller écouter l’histoire de chaque femme qui par miracle a donné naissance à une fille qui par miracle est devenue mère, un fil ininterrompu au cours des siècles, malgré les dangers de la nature et ceux des hommes. Je suis remontée ainsi jusqu’à l’époque où une poignée de penseurs sur leur péninsule décidèrent que les faits importants à se rappeler ne seraient plus, comme dans les mythes anciens, les amours, les naissances, les jalousies, la vanité, les viols, les désirs, mais uniquement les événements politiques réunis en une discipline qui exclurait la mémoire des femmes : l’Histoire.
Impossible de résister à l’envie de lire Le Fil. Superbement écrit. On veut savoir!
Merci, Pierre! Je prends beaucoup de plaisir, et de peine,à ce projet. Peut-on lire vos écrits sur l’Internet ou faut-il se rendre à notre librairie pour vous lire?!
Je veux vraiment lire davantage de votre projet. Pour répondre à votre question, vous pouvez downloader chez Amazon “Do you remember me?” qui est la traduction de “Te souviens-tu de moi?” paru chez Buchet Chastel et dont j’ai écrit la version “stage” pour l’Actors Studio. Vous pouvez aussi downloader “Le passé malgré nous” mon petit dernier paru chez Plon. Mes autres romans n’ont pas été digitalisés.