29ème fil: Enlevée par les barbares
– Nous vivions dans des tentes. Nous n’avions pas le confort que nous connaissons ici : ni lits ni sofas, ni draperies ni lampes, ni eau courante ni chauffage. Il faisait froid. Nous ne nous lavions pas. Nous mangions de la viande. Parfois grillée, parfois crue, puisque les cuisines et garde-manger n’existaient pas. Nous buvions du lait fermenté et du sang. Nous nous déplacions sans arrêt.
– A pied ?
– Non, à cheval.
– Tu avais un cheval ?
Ses yeux se plissaient comme si elle scrutait la plaine au loin, sa bouche s’étirait en un sourire involontaire. Je lui tirai la manche.
– Maman !
Elle me regarda comme si elle ne me reconnaissait pas, puis se remit à m’astiquer le dos.
– Tu as appris ?
– On m’a mise sur un cheval, j’ai dû rester en selle. Nous portions des drôles de jupes pantalons, pour pouvoir enjamber nos montures, comme des hommes. Mon cheval avait un beau pelage roux. C’était un cheval craintif, mais rapide. Nous galopions à travers les plaines à toute allure, à la poursuite d’un clan ennemi ou à la chasse à la biche.
– Tu n’avais pas peur.
– Je n’avais plus peur. Au début, je pleurais sans cesse, les femmes étaient si dures. Mais on s’habitue à tout, même à la compagnie de barbares.
– Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas prise avec toi ?
– Ils m’ont enlevée, comment aurais-je pu ? Tu serais morte sans doute.
– J’aurais aimé aller avec toi. Je t’ai attendue six ans. Ils étaient méchants ?
– Très méchants.
– Qu’est-ce qu’ils te faisaient ?
– Je devais couper du bois.
– Comme un esclave ?
– Oui, mais toutes les autres femmes le faisaient aussi, pas seulement les esclaves.
– Comment le coupais-tu ?
– J’avais une petite hache. Son manche en bronze était orné de serpents et d’arbres de vie.
– Tu l’as toujours ? Je peux la voir ?
– Non, je ne l’ai plus.
Elle se saisit d’un seau d’eau chaude que l’esclave avait préparé et me rinça le corps.
– Est-ce qu’ils faisaient de la musique?
– Les jours de fête, nous nous grisions de miel fermenté toute la journée et toute la nuit, à écouter les musiciens jouer et les raconteurs réciter. Jusqu’à tomber d’épuisement !
– Quelles coutumes barbares. Pourquoi me laves-tu, alors que la servante devrait s’en charger?
– Ça ne te plait pas ?
– Si. Si. J’aime beaucoup.
– Là-bas, les femmes massent leurs enfants avec de l’huile de noix, avant qu’ils ne s’endorment le soir. C’est un moment doux et tendre, tu vois, de doux et tendres barbares.
– Tu étais seule dans ta tente ?
– Chut.
– Tu étais seule dans ta tente ?
– Les tentes étaient grandes, personne ne dormait seul.
– Qui dormait avec toi?
– Approche ton oreille. Écoute. Promets-moi de n’en parler à personne. Il y a eu un enfant. Un petit garçon, vigoureux et câlin. J’ai dû le laisser.
– Un garçon? Ton garçon?!
– Quel âge avait-il?
– Il avait… Non, je ne peux pas. Silence.
– Quel était son nom?! Mère! Mère! Le garçon, quel était son nom ?! Est-ce que tu l’aimais? Est-ce que tu l’aimais plus que moi ?