34ème fil: Regarde mes mains aux ongles polis.
Regarde mes mains, avec leurs ongles polis et teints en rose, je les traite au lait d’amandes, Quand j’étais enfant, elles étaient toujours souillées et rêches. Parfois, je me brûlais avec le chaudron, j’avais envie de tout renverser par terre. Non seulement le travail était pénible, mais les baquets puaient, pouah. Toute la journée, ma mère me forçait à l’imiter pour que j’apprenne. Le soir, elle me faisait réciter les proportions des mélanges, les méthodes pour les couleurs plus intenses, les durées de trempage. Ça me donnait le vertige.
– Pour le jaune, il faut l’acheter de bonne qualité, en une poudre fine et un peu grasse qu’on dilue dans l’alcool. Répète.
– Le jaune, on le dilue dans l’alcool.
– C’est une poudre fine et grasse qu’il faut acheter de bonne qualité.
– Une poudre grasse de bonne qualité.
– Le pourpre est des plus précieux, il ne faut pas en perdre une goutte. On l’utilise surtout pour les… Pour les ?
– Il ne faut pas perdre une goutte du pourpre.
– On l’utilise pour ?
– Les tabliers des servantes?
– Mais non !
– Je sais, Maman, tu me l’as dit mille fois, le pourpre sert aux liserés.
– Bravo ! Si tu apprends bien, peut-être que nous arriverons à te racheter, imagine !
La patronne, que j’épiais dans son salon, ne voulait plus de jolies jeunes femmes dans la maison, depuis qu’elle avait commencé à perdre ses dents. Les petites filles étaient vendues dès qu’elles étaient en âge, sauf si c’était des laiderons, évidemment. Au moment de partir, elles répandaient des torrents de larmes, mais moi, je les enviais, elles échappaient à l’atelier ! Maman, de peur que je partage leur sort, m’a coupé les cheveux tout courts. J’aimais bien avoir l’air d’un garçon. Ensuite, elle s’est mise à me bander mes délicats petits seins, elle serrait fort, la forcenée. Après, vite, vite, je défaisais le tissu. Ça n’a pas tardé, la patronne m’a envoyé à la vente. Quand il a été temps de nous séparer, ma mère hurlait, elle me serrait contre elle, elle me faisait mal. Ils ont dû lui ouvrir les doigts cramponnés sur mes épaules. Elle était sûre qu’elle ne me reverrait jamais. Moi aussi, j’avais peur ! Mais je luttais pour ne pas le montrer, par fierté. Ses cris me terrifiaient plus que mon sort, une vraie fureur. J’étais curieuse aussi, je voulais savoir de quoi il en retournait.
Au début, j’ai beaucoup souffert de devoir satisfaire les hommes, j’étais encore une enfant. Notre matrone nous terrorisait, elle nous battait à la moindre complainte d’un visiteur. Elle nous enseignait les techniques que je t’ai montrées, les combines pour ne pas tomber enceinte, du moins quand on ne veut pas. Toi, tu as appris dans la douceur, avec des hommes que je connaissais. Tu t’es bien débrouillée, ma chérie, même si tu étais un peu maladroite au début, ce qui ajoutait à ton charme.
Chez mes nouveaux maîtres, j’ai eu le bonheur d’être vite favorisée par mon patron. Au lieu de servir à de nombreux hommes, j’étais sa courtisane attitrée qu’il partageait avec quelques rares amis estimés. Les autres filles rageaient de jalousie. S’il ne m’a pas permis d’apprendre à lire et à écrire, je l’ai fait quand même, en cachette. Par contre, je chantais, je dansais. Il trouvait une séduction excitante à mes cheveux que j’ai gardé courts, mon corps frêle de jeune garçon. Je faisais le pitre aussi pendant les banquets, je tirais aux convives les poils de leurs narines, je roulais par terre, dévoilant comme par erreur mes parties intimes. En fin de compte, j’étais mieux qu’à la teinture. N’est-il pas agréable de nous prélasser sur ces meubles capitonnés de soie, ma chérie, à nous faire éventer par notre esclave ?
Finalement, c’est moi qui ai racheté ma mère. Elle s’est occupée de toi quand tu étais petite, trop petite pour que tu te rappelles. Elle n’a pas joui longtemps de sa liberté. Mon mode de vie la tourmentait, comme si le sien avait été meilleur.
– Quel autre travail ferais-je, Mère, la teinture ?
– La teinture ou une autre activité digne d’une croyante, oui, mon enfant. Tu as eu la chance d’être élevée dans la crainte du seigneur. Je serais si heureuse si tu reprenais le droit chemin, nous pourrions encore peut-être obtenir le salut de ton âme.
– Si j’avais suivi ce droit chemin, je n’aurais jamais pu racheter ta liberté et la mienne.
– Mais je la hais, cette liberté acquise sans mérite sur les sofas de la luxure !
– Je l’ai gagnée par mon travail. Si dieu, vraiment, ne m’approuvait pas, il ne m’aurait pas favorisée par le destin.
– Impudente hérétique, de ta bouche, quels blasphèmes! Je crains les malédictions qui s’abattront sur nous tous pour nous punir de tes propos profanatoires. Les sauterelles, la peste, les inondations !
– Mais elles se sont déjà abattues, les malédictions, regarde, écoute, la guerre civile qui détruit tout, les invasions des barbares, la famine, les maladies. Assez, Maman, taisons-nous.
– C’est à cause de tous ceux qui vivent ici-bas, comme toi, dans le péché, nous autres croyants ne sommes pas assez nombreux pour sauver le monde.
– Le monde est cruel, Maman, l’ignores-tu? Les croyants ne sont certainement pas mieux lotis que les autres.
– Rouée ! Tu n’es qu’une rouée ! Malheureuse que je suis!
A bout d’invectives, elle s’écroulait sur le sol, s’arrachant les cheveux, se lacérant le visage.
Et moi qui avais imaginé que nous serions heureuses, enfin, à jouir ensemble de te voir grandir, qu’elle profiterait de longues années de délassement, loin des ateliers sales et nauséabonds. Après m’avoir suppliée, sermonnée, injuriée pour me faire changer de vie, elle est morte en quelques semaines, la gorge ravagée par le mildiou.