33ème fil: Prie dieu, sinon tu subiras une vie honteuse.
J’entends des femmes qui racontent à leurs filles, je ne sais pas pourquoi. La guerre ne doit pas être dite, le sang répandu partout dans les gravillons, dans le grain. Egorgements, écorchements, éviscérations, viols, famines, même ton père déchiqueté dans le fossé, tout doit être oublié. Pourtant je ne peux m’empêcher de me rappeler, mais je prie. Quand nous nous sommes enfuis de la capitale, ton père et moi, tu marchais à peine. Ton père aurait-il échappé à la mort et nous à la capture si nous étions restés? Il ne faut pas y penser. Nous vivons chaque jour comme il vient. Nous sommes vivantes. Nous avons à manger, quelques hardes, une paillasse dans le réduit de l’atelier. Et le seigneur qui est mort pour nous. Au lieu de travailler aux champs ou au port, nous sommes à l’abri parce que nous savons la teinture grâce à ma mère.
Tu as vu la fille toute petite, celle qui a les cheveux rasés, comme elle apprend vite et bien ? Elle amuse aussi la surveillante par ses rires, elle chante gaiement. Sois sage la journée, prie dieu la nuit, sinon tu seras vendue quand tu seras en âge, tu comprends ? Les maîtres te soumettraient aux besoins dégoûtants des hommes quels que soient ta religion et ton âge. Je n’ose même pas te décrire la vie honteuse que tu subirais et qui userait ton corps trop tôt. La teinture est un travail pénible, mais préférable au péché. Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Tu ne me crois pas ?
J’ai eu de la chance quand j’avais ton âge, parce que l’intendant était un converti. Nous priions ensemble, nous mangions mieux, grâce à Maman qui était instruite. Elle le cachait, par crainte, mais une fois, l’intendant l’a surprise à déchiffrer une inscription. Par la suite, il lui demandait de lire les paraboles le matin à l’atelier, avant le travail, pour celles, émerveillées, qui venaient écouter. Le seigneur a transformé l’eau en vin. Il a multiplié les pains. Il a rempli de poissons les filets des pêcheurs. Il a épousé la femme qui allait être lapidée. Il a dit, les riches devront passer par le trou d’une aiguille pour entrer au paradis.