18ème fil: Quand on prend leurs filles à leurs mères
Ma mère est née dans un autre pays, au nord de la mer, par là. J’aurais bien aimé m’y rendre, mais elle n’a jamais voulu retourner, elle disait qu’elle ne se rappelait pas, qu’il y faisait froid et que les rues étaient sales. Moi, j’ai entendu raconter que la ville est belle, les citoyens éduqués et intelligents, qu’ils discutent, écrivent des livres, mettent en scène du théâtre. Maintenant, c’est trop tard, je n’irai jamais, je ne la verrai pas. Toi, peut-être, tu auras cette chance.
Ma mère savait toutes sortes de langues, elle lisait des traités, elle écrivait. Parfois, la journée, elle se mettait en rage s’il y avait trop de bruit quand elle travaillait. Elle trépignait, elle cassait des vases. Sa cousine, qui vivait avec nous depuis la mort de Papa, grognait: Dans notre ville, tu n’aurais jamais pu te comporter ainsi. Ce n’est pas seyant. De plus, tu ne dors pas assez. Tu vas vieillir trop vite et ne trouveras pas à te remarier.
Mais Maman s’en moquait. Tous les soirs, tard dans la nuit, brillait son lumignon. Si je me réveillais, je la voyais, penchée sur son livre avec sa loupe. J’entrais, mais elle ne m’entendait pas, jusqu’à ce que je lui touche l’épaule. Elle souriait et me prenait sur ses genoux. Je me pelotonnais contre elle, je mettais mon nez dans son cou qui sentait bon l’hibiscus.
– Qu’est-ce que tu fais ici, au lieu de dormir ? Tiens, déchiffre cette phrase, qui commence ici.
J’essayais, mais c’était trop difficile.
– Comment es-tu devenue si savante, Maman ?
– J’ai volé, j’ai épié, j’ai menti. C’est si loin, maintenant. Si nous étions restés dans notre ville au lieu de venir ici, on m’aurait empêchée. Qu’importe, de toute façon?
– Raconte-moi une histoire, une belle histoire de notre monde.
– Une histoire, à cette heure ? Il y avait une mère et une fille qui s’aimaient tendrement. De cette affection était issu tout ce qui pousse sur la terre, les fleurs, les plantes, les céréales, les animaux. La fille qui était devenue belle et souple fut enlevée par un monstre venu du fin fond des océans qui était jaloux de toute cette fertilité. Une fois retourné dans les abimes marins, il en fit sa femme. La mère, esseulée, était si triste. Elle cherchait partout sa fille en gémissant. Elle demandait aux petits animaux des champs avez-vous, avez-vous vu ma fille belle comme une guirlande de roses? Elle caressait les joncs qui fredonnaient leurs chansons le
long des rivières : dites-moi, dites-moi, où est ma fille précieuse comme la fleur de l’or ? Alors qu’elle errait sur la terre, en proie au désespoir, elle n’avait plus le coeur à l’ouvrage : les végétaux qu’elle avait toujours choyés ne germèrent plus, les animaux ne se reproduisirent plus. La terre étai
t nue et dure et froide et les hommes et les dieux et les animaux eurent grand faim. Processions et sacrifices se succédèrent pour l’implorer de rendre la vie à la terre, mais sa fille lui manquait trop, et leurs souffrances lui semblaient infimes auprès de la sienne. Ses longs cheveux qu’elle s’arrachait formaient la seule végétation, les larmes qu’elle répandaient la seule ondée, ses ongles déracinés, munis soudain de pattes, devinrent des cafards qui couraient partout, dévorant ce qu’il restait de nourriture.
Alors les dieux intercédèrent auprès du ravisseur et la jeune fille lui fut rendue. Depuis, elle reste neuf mois avec sa mère pendant lesquels, grâce au plaisir dont elles jouissent, elles prodiguent la fertilité à la terre, les neuf mois de notre fertilité à toutes les femmes, puis la jeune fille part rejoindre son époux. Sa mère lui donne une grosse botte de coquelicots qui mettent trois mois à se faner pour qu’elle sache qu’il est temps de remonter.
Quand elle est au fond des mers, les plantes ne poussent plus, et il fait froid sur la terre comme il fait froid dans le cœur d’une mère auquel on a pris sa fille. Mais toi, personne ne t’enlèvera à ma joie. Nous te marierons dans notre ville, et je te rendrai visite et te conseillerai et caresserai tes enfants, que les hommes l’approuvent ou non.
Je m’endormais, la tête sur son épaule, avec la surprise de me réveiller au matin dans mon lit.
Et toi, que fais-tu encore debout ? Tu viens me demander de te parler de ma mère, et de l’amour des mères pour leurs filles, pour que j’oublie l’heure du coucher !