12ème fil: Visite au village
Ma mère était enfant, quand l’île a été prise. Un vaisseau est arrivé de la cité pour annoncer aux hommes qu’ils seraient exécutés, aux femmes et enfants qu’elles seraient vendues en esclavage. Mais au dernier moment, un deuxième vaisseau a apporté l’ordre que tous soient épargnés. S’il avait fait naufrage, ma mère aurait été vendue à un marchand au lieu de faire un beau mariage dans la cité. Il s’en est fallu de peu que nous soyons toutes asservies, et toi aussi, dans un pays lointain où notre race est prisée, au lieu d’être entourées d’esclaves dans notre belle villa.
Quand ma mère m’y a emmenée pour la première fois, je m’attendais à ce que l’île soit merveilleuse, les maisons de pierre rose et les jardins embaumant l’aubépine comme dans les odes des poètes. Mais, alors que je trottinais à côté d’elle, je découvris avec effroi que les abords du village sentaient mauvais, que ses bâtisses, toutes encrassées par la fumée, étaient faites de cailloux inégaux et de troncs non équarris. Sur leur seuil, des vieux, les gencives édentées, suçaient des oignons en nous regardant passer. Les rues étaient sillonnées de petites filles, les cheveux hirsutes, le nez couvert de moque, qui traînaient leurs chèvres derrière elles. Quand elles riaient, elles montraient toutes leurs dents pointues comme celles des fouines. Elles ont voulu jouer avec moi, mais j’ai eu peur et j’ai couru jusque chez mon grand-père. Je les entendais se héler l’une l’autre, même la nuit, depuis ma chambre à l’étage.
Le lendemain matin, elle me fit descendre voir Grand-Père. Il était couché sur une paillasse dans la pièce du bas, la poitrine traversée d’une plaie. Il s’était blessé en tombant sur un pieu. Un liquide verdâtre, maléfique coulait de son coeur. Il ne nous reconnaissait pas. Il criait qu’il était attaqué par des démons aux ailes de chauve-souris, aux longs cils, et aux bouche toutes roses à l’intérieur. Les esprits malins l’ont saisi et se sont envolés vers les bois. Puis ils l’ont lâchés juste au-dessus d’un arbre, pour qu’il s’y empale. Blottie dans un coin, je regardais ma mère et ma tante, silencieuses, affairées, qui lui posaient des cataplasmes de plantes et de sable, mais il n’en criait que plus fort. Il faisait sombre dans la pièce, même le jour, et les follets dans la fumée du feu me piquaient les yeux. Jour après jour, ma mère et sa soeur s’affairèrent autour de lui. Le huitième jour, elles l’ont cloué au lit par les épaules et lui ont fait boire une potion dans une toute petite outre de peau. Ses yeux roulaient dans tous les sens. Je regardais ma mère, je ne la reconnaissais pas, son visage était rigide comme du fer, ses cheveux sifflaient autour de sa tête. Enfin, mon grand-père s’est tu, son visage a changé de couleur et après quelques heures, il est mort.
Le soir, ma mère m’emmenait voir le coucher du soleil sur la mer, au bas de la rue. Elle me laissait me blottir contre son corps parfumé.
– Maman. Grand-Père, pourquoi a-t-il peur des démons?
– Parce qu’ils lui font mal. Les gens ont toujours peur de ce qui peut leur faire mal.
– Va-t-il guérir?
– Nous nous efforçons de tuer les démons en le soignant. Tu sais que j’ai grandi ici?
– Dans ce village?
– Oui. Nous étions plus riches que les autres familles, mais j’avais une chèvre, moi aussi, et ma soeur s’occupait du cochon. Elle n’était pas contente d’avoir le cochon.
Je m’étonnai qu’elle rie.
– Nous courions partout pieds nus. Nous nous baignions dans une crique secrète. Ma mère aurait voulu que nous restions toute la journée à la maison, elle nous a appris à tisser et à broder. Mais ton grand-père disait que courrir nous faisait du bien. Il riait. Il aimait manger et boire. Et quand il s’est agit de me trouver un mari, il m’a doté de presque toutes ses possessions. Les vieux du village pensaient qu’il était fou!
– C’est sale, ici, et ça fait peur. Tu ne préfères pas notre maison en ville?
– Si. Et je t’aime, toi.
– Est-ce que tu m’aimes autant que mes frères?
Elle ne répondit pas. Nous contemplions en silence les couleurs qui dansaient au-dessus de l’eau alors que le chariot divin descendait vers l’horizon. Quand la nuit arriva, elle resta sur le banc. La soeur de ma mère vint me chercher et me ramena dans sa chambre. Les branches d’un figuier, opulentes, pénétraient par la fenêtre. Ma tante, joyeuse et tendre, me caressa les cheveux et me chanta des comptines pour que je n’aie plus peur. Je m’endormis en rêvant que l’arbre avait tellement poussé qu’il avait soulevé la maison dans les airs, et que ma mère et ma tante étaient assises sur ses branches.
J’ai tout raconté à mon père quand je suis rentrée. Il a dit que je n’irais plus sur l’île, même si nous y possédions une bonne ferme qui venait de ma mère. Je n’ai plus jamais vu de coucher de soleil aussi brillant, jamais l’odeur des figues ne m’a apaisée comme celles de mon tante. Et ma mère, alors qu’elle m’avait toujours paru insignifiante, s’était mise à ressembler aux déesses du temple, qui protègent et font peur tout à la fois.
Ce qui m’a frappé dans ce passage est dans le tout premier paragraphe à la deuxième ligne. Quelle était la raison pour vouloir exécuter les hommes et ne pas les vendre à un marchand en esclavage comme pour les femmes et les enfants?
C’était une punition commune pour les villes qui ne se soumettaient pas à un envahisseur dans l’Antiquité, peut-être aussi parce que les femmes et enfants se vendaient plus facilement. Dans cet épisode historique, un débat prend place à Athènes dans lequel l’assemblée finit par changer d’avis et décide de gracier les habitants, révoltés puis vaincus, de l’Ile de Mytilène. Alors que je raconte des histoires de femmes qui subissent plutôt qu’elles n’agissent sur l’Histoire, je m’inspire de faits et d’épisodes réels. Merci pour la question, Animesh!
Voici un lien: https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volte_de_Mytil%C3%A8ne