8ème fil: La princesse maudite

Guerrier/bloody knight Hortus deliciarumTête ibérienne/Spanish woman headthread fil scribbleAnguissola Sofonisba autoportrait mourante_dying selfportrait
La fumée du feu formait de lourdes volutes dans l’air froid de l’hiver. Assises autour du rouet, les deux fillettes toussotaient, de petites larmes amères s’échappant de leurs yeux rougis. Mais la vieille femme les ignorait, toute à son ouvrage et à ses ressassements :
Elle était jeune et bien faite avant sa grossesse, mais est-ce que cela lui a servi ? Non, tu vois, la mort l’a emportée quand même. Arrête de jouer avec tes cheveux. Elle t’a donné la vie et il ne lui en est pas resté assez, tu lui as tout pris. Moi, je n’étais pas aussi jolie et ton grand-père m’a quand même enlevée dans mon village du nord. C’est à moi de t’élever même si je suis vieille, c’est à moi de te raconter pour que tu le répètes à tes enfants quand ce sera ton tour. Il était un roi et une reine qui étaient fort malheureux de ne pas avoir d’enfants quand enfin, la naissance d’Palestra Dorotea Tanningune petite fille vint les réjouir. Ils en furent si heureux qu’ils omirent de sacrifier aux dieux. Peu après, l’oracle attaché à la couronne prédît que si on laissait vivre l’enfant, les temples et les monuments s’écrouleraient, les royaumes se déferaient, la gloire des héros se confondrait dans la poussière. De plus, les lois seraient ignorées, les préséances bafouées, les poèmes oubliés. Le danger viendrait moins de l’enfant que des filles qu’elle mettrait au monde ainsi que des filles de ses filles, tu comprends ? La malédiction serait transmise de génération en génération et s’étendrait comme une gangrène parce qu’une femme peut avoir sept filles qui peuvent chacune avoir sept filles et ensuite je ne peux plus compter. Si tu passes la navette sous deux fils au lieu d’un seul, tu dois défaire ton ouvrage jusqu’à l’erreur, afin qu’elle ne se répète pas de rang en rang.

Il fallait la sacrifier si le pouvoir royal voulait être préservé, sinon la malédiction, voyons, qu’est-ce que je disais, la malédiction s’étendrait comme une gangrène. Le roi et la reine se prosternèrent et pleurèrent beaucoup. Enfin, le roi ordonna que l’enfant fût mise à mort par ses archers, malgré les lamentations de son épouse. Mais au fond, la reine se souciait moins de la gloire des héros et des lois que de son enfant. Elle réussit au dernier moment à échanger la petite princesse avec le bébé mort-né d’une servante. Une vieille nourrice emportât la petite fille en cachette et la confia à un couple stérile, dans un village des montagnes, qui s’en chargèrent avec joie. Cependant, elle se garda bien de leur révéler la prédiction de l’oracle. Qui donc a filé cette bobine ? Le fil est si irrégulier, que nous ne pourrons pas l’utiliser pour ton trousseau. Nous en ferons un tablier pour la servante.

Où en étais-je ? Entretemps, la famille royale fut mise au courant de la supercherie, on se mit à la chercher. S’ils apprenaient que nous sommes les descendants de la princesse maudite, ils nous tueraient. Ecoute-moi bien. Il ne faut révéler le secret à personne, sauf à tes enfants, sous peine de mort. Comment saurais-je si la malédiction prédite par l’oracle a été réalisée ? Je ne suis qu’une vieille femme assise sur mon seuil, qui ne connait pas le train du monde. Les vieux du conseil disent que les lois ne sont plus respectées, que les statues des dieux ont été saccagées, que les royaumes se sont écroulés et reformés. Mais les poèmes, nous les savons encore.
Une mésange vola par la porte ouverte, se cognant contre les meubles et les murs. Les fillettes sautèrent de leurs tabourets et pourchassèrent joyeusement l’oiseau jusqu’à ce qu’il se retrouve, ahuri, dans la clarté du ciel ouvert.

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Comments
  • Sandra Dulier

    Bonjour Arabella,

    Je suis avec grand intérêt ce parcours d’écriture, entre histoire et féminité. C’est un angle de travail inédit et vraiment remarquable. Passionnée d’histoire, je me prends au jeu de ce fil si particulier.

    Très cordialement.

    Sandra