49ème fil: il nous reste toujours le poisson

    

Plusieurs fois, les barbares du sud ont débarqué. Nous avons fui dans les ravins ou dans la grotte du petit cap. Ils ont pris toutes les bêtes, tout le vin, tous les grains. Ils ont laissé les meubles, trop lourds, et parce qu’ils sont trop paresseux pour pêcher ces filets que nous remaillons maintenant. Alors il nous est resté le poisson. Les hommes vont pêcher. Jamais les femmes. Les hommes appartiennent à la terre, les femmes à la mer. La mer est terrible. Elle nous prend nos hommes. On ne sait pas quelle est sa profondeur. Au bord, le fond est proche. Plus on s’éloigne de la rive, plus l’eau est profonde, aussi profonde que le ciel est haut. Les hommes ont peur de la mer, ils doivent lui arracher le fruit de ses entrailles. Elle tempête, elle se calme, elle donne parfois, abondamment. A nous les femmes, elle offre le plaisir, qui se propage par vagues dans nos organes et les engorge. Les enfants ensemencés ainsi sont beaucoup plus résistants que ceux nés de violences. Les enfants et le plaisir, que les hommes nous jalousent, sont des perles placées dans le corps des femmes par la mer. En échange, nous ne devons pas pêcher. Tu l’avais compris, n’est-ce pas? Nous pouvons ramasser les moules et les crevettes dans les rochers, pourvu que l’eau ne dépasse pas nos genoux. Avec chaque vague, la mer tente d’envahir la terre, mais la chaleur du soleil la retient et elle doit se retirer. Comme nous, elle préfère suivre la lune qui la remplit de poissons, car ses marées sont nos saignées. La froideur de la lune nous balance une fois par mois et deux fois par jour les eaux au fond de nos corps. Y flottent nos petits avant de naître, lorsqu’ils sont encore poissons. Si les femmes pêchent, la mer se soulève jusque dans les villages, jusque dans les collines, et ramasse les enfants, les bêtes, les fleurs et légumes, tout ce qui vit, qu’elle dévore en se retirant. Rien n’échappe à sa voracité sauf les poissons. Parfois elle s’élève en une colonne qui avale les barques de pêcheurs ayant vécu dans le mal. Lorsque les hommes écoutent les sirènes et les suivent dans les flots, ils meurent. Parfois les femmes se laissent couleur dans l’eau, quand elles ont trop de malheur. Les sirènes les invitent à les rejoindre dans leur royaume sous-marin. Les femmes, une fois devenues sirènes, n’ont pas d’enfants, parce qu’elles ne vieillissent pas. Elles vivent dans de magnifiques palais de verre bleu et mangent les fruits compliqués qui poussent dans les vergers. Il y a des oiseaux et des salamandres, mais aucun animal à poil. Nous pouvons toujours réparer les filets.

Parce que nous appartenons à la mer, nous connaissons les mailles qui retiennent les poissons, nos filets attrapent mieux. Tu ne me croyais pas, mais tu vois, en t’y mettant, que tu as toujours su. Quand les hommes se mêlent de réparer les filets, comme ils font dans certaines régions, les poissons s’échappent entre les mailles. Les hommes se forcent, mais nous pouvons. Perdre son sang signifie donner la vie pour nous et mourir pour les hommes. Ils luttent pour gagner toutes les batailles, nous recevons les dons dans notre corps. Les hommes ne nous le pardonnent pas. Pour cela, ils n’arrêteront jamais de nous faire souffrir.

N’oublie pas, car tu transmettras ce savoir à tes filles, pour qu’il ne se perde pas.

 

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Comments
  • Sandra Dulier

    Bonjour Arabella, je vous lis depuis le début du projet, vous ayant découverte il y a plusieurs mois via la communauté LinkedIn “Ecrire pour écrire”. J’apprécie chaque fil, ode au courage de la femme. Belle journée à vous.