43ème fil: Ta mère ne sera plus jamais seule

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Ma grand-mère disait :
– Non, non, on ne doit pas la mettre toute droite, toute raide ainsi. Il faut la coucher sur le côté, les jambes relevées contre la poitrine, avec son écuelle et sa navette.
– Si vous ne l’enterrez pas en chrétienne, je ne prierai pas pour le salut de son âme.
– Elle a vécu en chrétienne et moi aussi. Ni mes parents, ni mes grand-parents n’ont jamais brûlé le corps de leurs morts, nous sommes civilisés. Je continuerai à suivre vos messes avec mes petits-enfants et à faire des dons à votre église, par reconnaissance pour vos services, Seigneur prêtre.
– Nous orienterons la tête vers la terre sainte?giovanna_garzonimelon_still_life
– Si vous voulez.
Et moi, je pleurais, pleurais. Ma mère immobile, blanche, les yeux fermés, un bandeau autour du menton. Elle ne me verrait plus jamais, elle n’entendrait plus ma voix. Je serais coupée de moi.
– Mais si, ma chérie, elle t’entendra, et toi aussi tu l’entendras quand elle viendra te consoler la nuit, disait ma grand-mère. Seigneur prêtre, il faut la coucher sur le côté et nicher le bébé contre son flanc. Elle va regagner le ventre de notre mère à tous, la terre chaude et sombre et humide dont vient toute vie.
– La vie vient de dieu.
Le prêtre qui était large et dépenaillé prenait son air sévère. Avec son faisceau d’herbes saintes et son chapelet qu’elle agitait autour de lui, ma grand-mère toute menue le terrifiait.
– Bien sûr, répliquait-elle, il met la vie dans la terre.
Mon père était debout derrière le prêtre, son bonnet dans la main, s’apprêtant à transporter le corps. Moi, je pleurais, je pleurais. On avait étendu ma mère sur la table, là où on mange. Je posai ma tête sur son giron familier.
– Maman, prends-moi dans tes bras, baise-moi les yeux, le front, la bouche.
– Chut, ma petite fille, ne lui fais pas mal. Elle doit se reposer, elle sera bien au sein de notre mère à tous, elle n’aura plus jamais faim, plus jamais froid, elle ne sera plus jamais seule. Et quand le temps reviendra, elle sortira de la terre pour renaître à la vie.
– Oui, intervint le prêtre, le jugement dernier que Dieu…
– Viens dans mes bras, ma chérie, viens. Je te câlinerai, je te bercerai, j’essaierai d’être ta mère. Tu me laisseras ? Mon seigneur, si vous ne la couchez pas en boule, le ventre de la terre mère la rejettera. Un bébé a-t-il jamais flotté tout droit comme un soldat dans le corps de sa mère ? Est-il jamais sorti tout raide du corps de sa mère ? Il déchirerait ses chairs, au lieu de se lover peau contre peau, amour pour amour. Adieu, ma fille chérie, tu as bien mérité ta douce, seconde naissance au monde.

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